dimanche 16 mars 2014

Ephémère inoubliable

Chaque matin je pousse la porte battante du service de réanimation et chaque matin après avoir dépassé la salle d’attente où les familles aux yeux rougis attendent l’arrivée du médecin, je crois que je marmonne que ça pue. Je ne me fais pas à cette odeur de javel qui tente de couvrir les urines transvasées de poches à bocaux, les cheveux sales, le reste de chili con carne des infirmières de nuit et le sang, surtout le sang. Dans la salle de staff il faut reprendre ses esprits, sécher mes joues mouillées de pluie et adopter le masque de la moi de réa. La moi de réa se découvre une capacité à supporter côtoyer des horreurs, des histoires où la vie semble avoir voulu tant s’acharner sur la même famille qu’on ne pourrait plus rien trouver pour compléter la phrase qui rassure « mais imagine ça, ça serait encore pire ». Je reçois des patients pour qui la vie s’arrête en une seconde, certains jouaient au foot quand d’autres dinaient chez des amis, j’entends des parents hurler la mort de leur grand fils qu’ils n’avaient pas vu depuis des mois et qu’ils devaient justement retrouver la semaine prochaine, j’imagine des femmes qui attendront toujours le retour de celui qu’elles aiment alors que leur corps est allongé devant moi, glacial. 
La moi de réa ne flanche pas devant les lits qui se suivent et se ressemblent avec un pronostic vital catastrophique, voire nul, parfois même elle assiste aux entretiens avec les familles et se prend la douleur en pleine gueule. Dans la pièce, assis sur le fauteuil à côté du mien, il y a un être humain dont la vie vient de se disloquer, fêlée en mille morceaux par les mots terribles que le médecin vient juste de prononcer. Je voulais voir comment on annonce l’inacceptable. Les sœurs et les filles posent des questions tandis que les fils et les mères serrent leurs lèvres très fort et finissent par laisser couler des trombes d’eau jusque dans leur cou, et je suis juste là, à quelques centimètres d’eux et j’ai l’impression d’assister à la scène comme si j’étais étrangère à mon propre corps et que je volais au-dessus de tout ça. Bientôt je vais me lever, refermer doucement la porte derrière moi et continuer de rédiger mon observation, boire un coca pour maintenir mes yeux ouverts, me laver les mains pour la douze millième fois de la journée. Je vais avancer, avec ma vie pas trop fêlée, et quand je rentrerai chez moi demain matin après mes vingt-cinq heures de garde je ne penserai plus à ces visages défaits. Je ferai couler un bain et je me mettrai au boulot, pas le temps de dormir avec tous les partiels à réviser, un thé et du porridge et je tiendrai jusqu’à midi.
J’assiste impuissante et impassible au massacre des destins.


9 commentaires:

  1. Il est rude ce post :-o Puissions-nous n'avoir jamais à connaître ça... Bon courage pour les partiels.

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  2. C'est dur. Courage, parce qu'il faut des gens comme toi. Et c'est bien que ce soit toi parce que, même si tu essayes de te protéger, ça ne te laisse pas indifférente.

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  3. Que c'est dur ce que tu écris. Je t'admire ma copine, très sincèrement, je suis épatée par ta force. Courage pour tes révision.

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  4. Tu as une telle force... en te lisant j'ai l'impression d'être juste à côté de toi. Tu écris vraiment bien.

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  5. C'est très prenant ce que tu dis, très éprouvant ce que tu vis. Chapeau pour tes mots et merci de partager avec nous

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  6. J'ai pensé à toi ce soir, en sortant des urgences pédiatriques et en croisant près des portes des visages défaits, hagards, des mains jointes... Des drames, des liens... J'ai souri en entendant Madeleine dire que plus tard, elle voudrait faire 4 métiers, testeuse de bonbons, maîtresse d'école, violoncelliste et médecine (oui, le féminin de médecin, non?) Je ne lui ai pas dit les nuits blanches et la détresse humaine, elle était encore sous l'effet du gaz hilarant... Mais j'ai pensé fort à toi.

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  7. merci d'être revenue.

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  8. Ça valait le coup que tu reviennes....
    J'ai envie de te faire un gros câlin... il est dur ton choix de cette voie-là... J'imagine combien il doit être facile de s'y perdre...
    Bisous ma bichette !

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  9. tous vos textes sont justes, sensibles... bref sublimes ! ils redonnent confiance dans le corps médical. Merci !

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