Cette nuit là vers deux heures du matin je me suis entendue dire à une patiente "il ne faut pas venir dans cet hôpital pour les urgences traumato", et tout de suite, pouf, un coup dans le bide. En vrai, non, il ne faut surtout pas venir dans cet hôpital là. Les chefs des urgences ne vont pas voir les patients et ce sont les externes qui doivent faire les transmissions ordres-du-chef vers patient-paumé-qui-attend-son-diagnostic, rares sont les médecins qui sortent de leur lit pour regarder les radios autrement que sur l'écran de leur téléphone et un patient en box de déchocage peut y rester trois heures sans que personne ne s'inquiète de savoir si il a été vu. Mais voilà, est ce que j'ai le droit de dire ça à un patient, de juger des gens bien plus avancés que moi en médecine, de m'exclure de cette hiérarchie bien huilée où jamais, au grand jamais, on n'ose aller contre son chef ? Je ne sais pas ce qui est bien, mais je n'ai plus envie d'accepter ces petites maltraitances. Avec A. on se demandait où était notre place pendant la visite du matin, celle où on entre dans les chambres à huit ou neuf pour décoller le pansement d'une cicatrice et dire trois mots au patient. Je crois que toutes les deux on l'a choisie, bon gré mal gré, et tant pis pour ce que certains chefs en pensent. Notre place c'est remettre la couverture sur les jambes de celui qui a froid, c'est repousser la porte de la salle de bain pour laisser le voisin faire sa toilette, c'est remettre la table du petit déjeuner et sortir en dernier derrière le balais des médecins.
J'expérimente un nouveau stade de fatigue chronique, il faut croire que les neuf mois d'externat commencent à peser sur mon dos. Je n'entends désormais plus mon réveil, moi qui bondissait hors du lit, je suis allée dans le mauvais service un matin, marchant machinalement sans regarder où mes pas me portaient et je me suis endormie au bloc, debout, les deux écarteurs bien serrés entre mes mains. Pouf, ma tête qui tombe sur ma poitrine, et aussitôt la relever, soudain très réveillée, de peur que quelqu'un m'ait vue. Mais j'ai trop besoin de ces moments en tête à tête avec un livre [je me suis remise à lire, incroyable] ou une série [et ne parlons pas des choix de séries] pour me coucher tôt. Hier soir j'ai même poussé jusqu'à aller à un restaurant où on mange en plein Paris au milieu des oliviers et du chant des grillons. Celle qui m'accompagnait m'a dit "et à part médecine, c'est quoi tes projets ?" et, évidemment, je n'ai pas pu répondre, alors ce n'est vraiment pas maintenant que je vais me remettre à dormir parce que j'en veux, des projets. Là tout de suite, ils se résument à m'octroyer quatre jours de vacances sans ouvrir un livre avec des radios où je ne vois rien, sans planning de garde à compléter, sans réveil. & ça va être b-i-e-n.