Chaque matin je pousse la
porte battante du service de réanimation et chaque matin après avoir dépassé la
salle d’attente où les familles aux yeux rougis attendent l’arrivée du médecin,
je crois que je marmonne que ça pue. Je ne me fais pas à cette odeur de javel
qui tente de couvrir les urines transvasées de poches à bocaux, les cheveux
sales, le reste de chili con carne des infirmières de nuit et le sang, surtout
le sang. Dans la salle de staff il faut reprendre ses esprits, sécher mes joues
mouillées de pluie et adopter le masque de la moi de réa. La moi de réa se
découvre une capacité à supporter côtoyer des horreurs, des histoires où la vie
semble avoir voulu tant s’acharner sur la même famille qu’on ne pourrait plus
rien trouver pour compléter la phrase qui rassure « mais imagine ça, ça
serait encore pire ». Je reçois des patients pour qui la vie s’arrête en
une seconde, certains jouaient au foot quand d’autres dinaient chez des amis,
j’entends des parents hurler la mort de leur grand fils qu’ils n’avaient pas vu
depuis des mois et qu’ils devaient justement retrouver la semaine prochaine,
j’imagine des femmes qui attendront toujours le retour de celui qu’elles aiment
alors que leur corps est allongé devant moi, glacial.
La moi de réa ne flanche pas
devant les lits qui se suivent et se ressemblent avec un pronostic vital
catastrophique, voire nul, parfois même elle assiste aux entretiens avec les
familles et se prend la douleur en pleine gueule. Dans la pièce, assis sur le
fauteuil à côté du mien, il y a un être humain dont la vie vient de se
disloquer, fêlée en mille morceaux par les mots terribles que le médecin vient
juste de prononcer. Je voulais voir
comment on annonce l’inacceptable. Les sœurs et les filles posent des questions
tandis que les fils et les mères serrent leurs lèvres très fort et finissent
par laisser couler des trombes d’eau jusque dans leur cou, et je suis juste là,
à quelques centimètres d’eux et j’ai l’impression d’assister à la scène comme
si j’étais étrangère à mon propre corps et que je volais au-dessus de tout ça.
Bientôt je vais me lever, refermer doucement la porte derrière moi et continuer
de rédiger mon observation, boire un coca pour maintenir mes yeux ouverts, me
laver les mains pour la douze millième fois de la journée. Je vais avancer,
avec ma vie pas trop fêlée, et quand je rentrerai chez moi demain matin après
mes vingt-cinq heures de garde je ne penserai plus à ces visages défaits. Je
ferai couler un bain et je me mettrai au boulot, pas le temps de dormir avec
tous les partiels à réviser, un thé et du porridge et je tiendrai jusqu’à midi.
J’assiste impuissante et
impassible au massacre des destins.