lundi 11 mars 2013

Double incidence

Brune, pâle, cernée.
Elle a avalé 54 cachets ce matin. Elle y pensait depuis longtemps, des problèmes familiaux, l’impression d’être un boulet pour les autres, l’envie de ne plus souffrir.
Elle a 20 ans.
Je suis en face d’elle. C’est moi qui tiens son dossier médical où sont écris les lettes T.S..
Je suis en blouse blanche, elle se noie dans la chemise bleutée de l’hôpital.
Même âge, même taille.
Elle est vite partie en consultation psy, j’ai continué à lire d’autres dossiers.
Sans oublier la chance que j’ai d’être de l’autre côté.

***

Il nous parle de son courrier qui met trop de temps à arriver.
De sa fiancée, du beau temps.
On regarde ses pansements, vérifie ses constantes.
Lui explique le déroulement d’un prochain examen.
Elle soulève le drap pour vérifier ses escarres.
Sous le drap, il n’y a rien.
Pas de jambe.

Un instant de déconcentration, et puis on se raccroche à ses paroles. Plus de jambes, mais et alors ?

***

Elle a une pyélonéphrite. Elle se tord de douleur, seule dans son box des urgences, attendant son amoureux qui doit arriver dans l’après midi. Elle souffre mais elle reste polie, me souriant quand je passe devant elle, répondant à mes questions de mini P2 qui demande, interroge, ausculte, mais n’apporte aucune réponse.
Soudain, je l’entends pleurer. Pleurer sans s’arrêter, toutes les larmes de son corps.
Le chef de service, qui d’habitude ne sort jamais de son bureau, lui a rendu visite.
C’est de sa faute à elle si elle est malade lui a-t-il dit. Elle fait n’importe quoi avec son corps. Elle sera malade toute sa vie, et va mourir du sida, ou de l’hépatite C. Inconsciente, négligente, irresponsable. Tant pis pour elle.

Vraiment, quelle idée d’avoir une pyélonéphrite ET des tatouages.

***

28 ans,
Roux, très pale, de grands yeux marrons mouillés.
Alcoolique.
Un foie tellement gros que même moi, petite p2, je l’ai senti.
 "Vous devez encore rester à jeun monsieur, au cas où on doit vous faire des examens complémentaires."
 "Mais arrêtez de m’embêter avec vos examens ! Donnez moi un cachet qui répare le foie et je rentre chez moi guéri !"
Monsieur, c’est à dire que… ce n’est pas aussi simple.

***

Homme d’une quarantaine d’année, dépressif, alcoolique chronique, gonflé, rouge.
Il pleure.
4 grammes d’alcool dans le sang à 10h30 du matin.
Polonais, il ne comprend pas ce qu’on lui dit. On essaye de lui faire un ECG, il lève le poing. Agressif, il a peur, il est seul.
« Ça va aller monsieur »
Il me tend la main.

(portraits écrits il y a 2 ans, lors de mes premiers stages de p2
Drôle d'effet de relire ça... )


6 commentaires:

  1. Il faut que tu voies les docs de depardon sur les urgences, si ça n'est pas déjà fait! J'y pense en lisant ta petite série de portraits...

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  2. Comment fait-on pour "se faire" à tout ça ?

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  3. Que c'est bien écrit! Tu es forte en portraits. Et quand je pense que tu avais 20ans quand tu les as écrits... je suis songeuse!

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  4. Quelle acuité et quelle délicatesse dans ton regard; le troisième portrait en particulier me fait penser au roman du médecin Martin Winckler "Le choeur des femmes", l'as-tu lu?

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